En réaction à l’intensification des cultures et aux débuts de l’industrialisation des modes transformation a émergé, au début du XXe siècle, un mouvement de défense du vrai pain au levain, sous l’impulsion des premiers agro-écologistes et des pères de la naturopathie française. Aujourd’hui, les paysans boulangers poussent l’exigence jusqu’à la maîtrise totale de la filière, avec à la clé, la réhabilitation de variétés anciennes de céréales. Enfin, au niveau domestique, le pain reprend sa place dans les foyers, à la faveur notamment des machines à pain, au demeurant superflues pour qui a compris l’esprit du pain au levain.
Bien qu’il connaisse un certain engouement au point que les industriels lorgnent vers ce segment de marché porteur, le pain bio s’est imposé comme une nécessité à quelques pionniers. Ainsi Raoul Lemaire (1884-1972), sélectionneur, biologiste et généticien, conforté par les observations du Docteur Paul Carton sur les liens entre agriculture et santé et sur l’importance d’un pain porteur de vie, se met à produire, dans les années 1930, une farine à son nom et surtout le fameux pain sur levain. Traditionnellement, le pain levé était confectionné sur levain et pour mémoire, cette fermentation était déjà maîtrisée par les Égyptiens. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que se généralisa l’emploi de la levure, qui assure une levée sans faille en un temps record. La différence fondamentale entre levain et levure tient à la qualité des micro-organismes. Si le levain est d’une exceptionnelle richesse, la levure se compose surtout du genre Saccharomyces cerevisiae, développée notamment sur de la mélasse de betterave, et entraîne une fermentation alcoolique.
Des arômes, une meilleure digestibilité et une meilleure conservation. Le levain est issu d’une fermentation naturelle d’un mélange de farine et d’eau dans lequel se développent également les levures naturellement présentes dans le grain, ce qui explique que les arômes puissent différer selon le type de farine et de céréales. C’est un produit vivant réactivé ou rafraîchi à chaque fournée et qui se développe mieux avec une farine complète ou semi-complète, porteuse de levures naturelles. Il peut s’utiliser pendant des années et se typera aussi en fonction des lieux. Mélangé à la farine, le levain opère principalement une fermentation lactique lente, avec transformation des amidons par les bactéries en maltose et glucose, sucres simples, qui vont produire du gaz carbonique et faire ainsi gonfler la pâte. Cette fermentation donne un goût légèrement acide, c’est pourquoi il faut ajuster le temps de levage pour éviter que l’acide ne prédomine. Durant cette fermentation, la microflore évolue considérablement et chaque levain possède donc sa propre microflore spécifique. Enfin, le levain permet de dégrader, grâce au développement de phytases, une partie de l’acide phytique présent naturellement dans les grains entiers et prétendu responsable de déminéralisation. C’est à cause de la présence d’acide phytique que le pain complet fut un temps accusé d’acidifier l’organisme par chélation de minéraux. Le levain permet de lever cette défiance et la question même de l’acide phytique est reconnue plus complexe, celui-ci étant aussi considéré comme un anti-oxydant. Il est néanmoins admis que l’acidité du levain est favorable à l’assimilation digestive des minéraux, lesquels sont présents en plus grand nombre dans le pain bis ou complet, tout comme elle améliore la tolérance au gluten.
Attention, une eau chlorée détruit l’équilibre de la microflore du levain.
Sachant que les résidus de cultures se concentrent dans l’enveloppe du grain et qu’une farine ultra-blanche du type T45 est de fait appauvrie en micro-nutriments, le choix d’une farine moulue sur meule, à partir de céréales issues de l’agriculture biologique, s’impose. Pour un usage régulier, il est préférable d’opter pour une T80 plutôt qu’une T150 ou farine intégrale pourtant plus intéressante pour sa teneur en nutriments, mais qui peut se révéler irritante pour les intestins trop fragiles à cause de ses fibres. Par ailleurs, la T150 donne aussi des pâtes beaucoup plus denses, moins aériennes. Pour mémoire, ce classement par type repose sur le taux de cendres, c’est-à-dire le pourcentage de matières minérales u après combustion.
Pétrir son pain à la main est souvent appréhendé comme une corvée. Pourtant rien n’est plus simple, facile et agréable puisque cette étape requiert plus de présence que de force et la dimension sensuelle vaut bien que l’on y consacre un peu de temps. Pétrir, c’est bien plus qu’homogénéiser, c’est donner vie à la pâte qui évolue d’un mélange grossier vers un ensemble doux, mouvant, légèrement élastique, comme si la pâte répondait, prenait son souffle et son ressort à chaque passage. Plus encore, une expérience menée avec plusieurs boulangers, invités à travailler avec la même farine, le même levain, le même sel, la même eau, le tout dans les mêmes quantités, avec une cuisson en commun, a montré au travers de l’analyse à l’aide de cristallisations sensibles que chacun informe la matière par le pétrissage. Ainsi, chaque pain, pourtant composé des mêmes ingrédients, a révélé des nuances induites par le rythme propre à chacun, à sa présence à l’instant, à sa façon d’être… Belle preuve que l’art de la transformation n’est pas seulement une question technique et que l’état d’esprit dans lequel chacun travaille a aussi une incidence sur le résultat final, certes de manière subtile, mais bien réelle.
C’est ce à quoi travaillent les paysans boulangers qui, en véritables pionniers, procèdent à des tests, conservent ainsi des semences, confrontent leurs résultats et échangent leurs semences. Cette démarche aux confins de la légalité n’est tolérée que dans un cadre expérimental. Et pourtant elle relève de la nécessité parce que la préservation des espèces concourt au maintien de la biodiversité dont on sait aujourd’hui combien elle nous est essentielle. Et surtout parce que chaque variété a développé au fil des ans des qualités d’adaptation spécifiques à un terroir, et donc de résistance, alors que les céréales « modernes » ont été définies dans un seul objectif de rendement. Il s’agit donc d’une démarche cohérente qui replace le paysan dans son rôle de conservateur de semences, l’inscrit dans une économie de proximité et lui redonne son autonomie et donc sa légitimité et sa noblesse. Plusieurs associations ont été créées un peu partout en France, tout simplement parce que l’action collective permet de créer une réelle synergie pour répondre à un enjeu majeur : la souveraineté alimentaire.
Et cette diversité est aussi source de plaisirs renouvelés, faisant de chaque pain un aliment unique, apte à nous surprendre encore et à éveiller nos sens. À tester absolument.
Pour en savoir plus
• Le site des semences paysannes
www.semencespaysannes.org
Vous y trouverez notamment le superbe DVD « Les blés d’or », DVD "Les blés d'or", film sur les rencontres des paysans boulangers, Prix du meilleur reportage au festival cinéma nature 2005 de Dompierre, de même que le DVD « Du grain au pain », qui relate une rencontre internationale de 150 participant (paysans boulangers, meuniers, chercheurs…) venus d'une vingtaine de pays pour découvrir une collection de blés de tous les continents, et partager leur savoir-faire sur la culture et la transformation de leurs céréales paysannes.